la richesse de l'école de Missoula

Voici un article qui résume bien ce qu'on appelle l'école de Missoula. Je suis toujours à l'affût du dernier livre que condescendent à écrire tous ces auteurs qui sont des grosses feignasses mais ô combien talentueux.


MYTHES ET MISSOULA

 

Par Michel EMBAREC

(Paru dans Epok, Novembre 2001.)

 


Après les panaches de fumée blanche qui couronnent la papeterie de Frenchtown, la 90 Est serpente le long des collines et plonge dans la cuvette de Missoula (prononcer «Midzoula»), Montana. Douze heures de vol puis douze heures de Chevrolet pour atteindre la Mecque des écrivains de l'Ouest et se retrouver là, autant dire entre Champagnole et Clairvaux-les-Lacs, ça met le mile au prix du clavelin de vin jaune. Car cette nature dont une abondante littérature fait tout un plat présente un relief typiquement jurassien. Même altitude ( 800 mètres), montagne à vaches aux courbes molles, scieries, usines de pâte à papier, camions de grumes, lacs, ruchers tapis dans les forêts de conifères. Et, sans chauvinisme franc-comtois, l'hollywoodienne Clark Fork River ( «Au milieu coule …») ne casse pas trois pattes à un colvert pour qui connaît la majesté du Doubs à Roulans ou les reflets émeraude de l'Ain à Pont-de-Poite. Evidemment, il y a l'espace. Un espace à l'échelle du «Big Sky Country», devise de l'Etat dont la surface couvre les quatre cinquièmes de la France pour 900.000 habitants. Pour le reste et, rapporté à l'échelle, c'est du déjà vu. Et même trop vu lorsqu'on s'est infusé presque vingt ans de réclusion entre Mouthe et Saint-Claude.


L'Ouest américain recèle des paysages autrement époustouflants que cette Bitterroot Valley où l'actrice Andy Mc Dowell, l'ancien candidat démocrate à la Maison blanche McGovern, l'écrivain Thomas McGuane, le chanteur Hank William Junior, Ted Turner, Robert Redford, une flopée de Californiens et, d'après l'écrivaine Jenny Siler «des mafieux russes» font exploser le prix des terres en achetant des ranchs de 800 hectares. «Bitterroot» est d'ailleurs le titre du dernier James Lee Burke qui partage son temps entre la région, la Louisiane, le Texas et … la route car il déteste l'avion.


La ville elle-même, 60.000 habitants, 12.000 étudiants, six pâtés de vieux immeubles en briques downtown cernés d'avenues commerçantes et zones pavillonnaires au cordeau, pourrait s'échanger contre n'importe quelle Cedar City. Rien à voir avec, au hasard, Prescott (Arizona) ou Jacksonville (Oregon) qui conservent un vrai caractère western. Missoula, vu de France serait pourtant une sorte de Saint-Germain-des-Prés années 50 et de North Beach San Francisco années 60, un bouillon de culture littéraire. Il suffirait de pousser la porte du Charlie's, du Top Hat ou du Missoula Club pour tomber sur une tablée d'auteurs aussi bourrés que talentueux.


Alors, so what ? Pourquoi les noms de Carver, Brautigan, Crumley, James Lee Burke, Richard Ford, Jim Harrison, Robert Sims Reid, Rick Bass, Jon Jackson, James Welsh, William Kittredge, Kevin Canty figurent-ils (ou ont-ils figuré) dans l'annuaire téléphonique ?

En dépit d'une douillette et rassurante topographie il s'agit bien d'un pays sauvage. Nettement plus sauvage que le Jura. Daims, chevreuils, putois, ratons laveurs courent en ville, les ours bouffent les fleurs chez Robert Sims Reid qui habite la colline résidentielle du Rattelsnake où, pas plus tard qu'au printemps, un cougar a été tué à deux pas d'une école. Un pays de sauvages aussi. Mieux vaut prévenir avant de rendre visite à Rick Bass qui s'est exilé dans la Yaak Valley, à plus de quatre heures de route. Les voitures inconnues s'y font canarder par peur d'un quelconque espion «anti-environnementaliste». Ici, la protection de la nature vire souvent à l'intégrisme, un intégrisme strictement local où chacun défend «sa» forêt, «sa» rivière mais où tout le monde se fout autant des forages pétroliers en Alaska que du traité de Kyoto.


Malgré la réputation libérale de la ville, il y traine une mentalité pêche-chasse-nature-et-tradition beaucoup plus jusqu'au-boutiste qu'en France. Si les montagnes regorgent d'élans, de wapitis et de cerfs, la chasse comme la pêche à la truite sont strictement réglementées. Pas question non plus de développer l'industrie (polluante) de la pâte à papier ou du bois malgré une économie locale peu florissante (les deux hôpitaux sont les plus gros employeurs).


Auprès d'une population éternellement avide d'introuvables racines, dans un pays où l'architecture et l'urbanisme ne constituent pas des points de repère, la nature et la famille servent d'ancrage à la littérature qui s'est épanouie à partir du milieu des années 60 autour de Richard Hugo, poète reconnu et professeur de «creative writing» à l'université de Missoula. Rapidement, ses ateliers d'écriture ont attiré des dizaines d'aspirants romanciers. Tous aujourd'hui affirment qu'au-delà de la technique enseignée, Richard Hugo «savait surtout donner confiance. Il vous persuadait que vous aviez la capacité pour devenir écrivain». Disparu en 1982, Hugo ne tournait jamais en dérision mon travail, se souvient Reid. Et pourtant, c'était sacrément mauvais !»


De là est née ce qui en Europe passe pour «l'école de Missoula» avec Richard Ford, Jim Harrisson, James Crumley et autres, tous traduits chez nous. Une bande (à laquelle se joignait Nicholson) auréolée d'une réputation de fêtards toujours accoudés au comptoir du mondialement célèbre Charlie's bar sur Higgins.


Deirdre McNamers écorne le mythe. «Je suis arrivée ici au début des années 70 et je les ai bien connus. La légende répandue en Europe veut que nous passions nos nuits à boire, discuter et fumer au Charlie's. En fait, nous nous rencontrions tout juste une fois par semaine. Ici, l'écriture constitue une occupation sérieuse et non un passe-temps. Impossible de picoler toute la nuit et écrire la journée. Nous formions un groupe de romanciers peu carriéristes mais ambitieux. Entre nous existaient une véritable amitié, une certaine solidarité pour s'épauler dans la vie et du respect envers ceux qui avaient la chance d'être publiés. Missoula s'avère une bonne ville pour écrire car les hivers y sont interminables. Tout le monde hiberne. Aujourd'hui, nous dînons parfois ensemble chez Jim Welsh mais nous sommes bien trop vieux et usés pour picoler comme dans les romans de Crumley ! Et puis, c'est un métier éreintant où l'on court toujours après l'argent entre deux déprimes.»


Jon Jackson qui a travaillé longtemps dans les syndicats automobiles de Detroit avant de s'installer à Missoula, va dans le même sens avec des précisions plus terre à terre. Selon ce dur à cuire dont le premier polar, «Au cochon aveugle» est paru en Série Noire dès 1978, «il y a eu rapidement des jalousies envers ceux qui étaient publiés, parfois traduits ou qui décrochaient un poste de prof à la fac. Tout ça faisait un paquet de fric.»


Les ateliers d'écritures de l'université où Kevin Kanty et William Kittredge ont succédé à Hugo, font toujours le plein et, hormis la douzaine d'auteurs connus en France, plus d'une trentaine d'autres écrivains uniquement publiés par des éditeurs new-yorkais vivent à Missoula. Une production très axée sur les « memories », littérature que l'on qualifierait en France de «régionaliste» mais qui, vue de la côte Est paraît tellement «vraie», «exotique» avec ses incessantes évocations du passé, de la famille et de la nature. Une véritable synergie existe d'ailleurs entre les étudiants inscrits au programme de creative writing et le département «environnement» de l'université. Ivan Doig, Annick Smith, Rick de Marinis, Pete Fromm, Claire Davis, Swain Wolfe, Mary Clermann Blew et même Rick Bass (1) constituent les fleurons de cette mouvance aussi excitante qu'un 11 novembre à Murol. Ou à Morbier.


Sur les étagères des librairies on ne compte plus les romans de terroir estampillés de la pastille argentée «Local Autor» et qui racontent l'histoire du cousin chercheur d'or dans les Rocky Moutains ou de la grand-mère championne des muffins aux myrtilles. Comme une résonnance de «l'école de Brive» ou des ouvrages bretonnants en vente à la maison de la presse de Pouldreuzic.


Professeur de littérature française à la fac de Missoula, Michel Valentin porte un regard acerbe sur cette production quasiment inédite en France mais qui séduit les lecteurs de la côte Est et de Californie. «Les situations sont tirées de la vie quotidienne avec des personnages le moins romanesques possibles qui fonctionnent uniquement à partir de la réalité. Ils semblent justifier l'exemple si souvent claironné par Reagan, à savoir que le héros est l'American common man and woman. La fiction du Montana privilégie l'individu et la micro-communauté sur l'universalité du monde. Son écriture allie la technique narrative réaliste du 19° siècle au neo-puritanisme des Rocheuses. Celui-ci puise sa raison d'être dans le retour à la nature et une résistance populo-anarchiste (ou populiste-fascisante) à la pression capitaliste, urbaine venant des côtes Est et Ouest. Le Montana, le Wyoming et l'Idaho sont par excellence la région des miliciens anti-gouvernementaux d'extrême droite et autres vétérans du Vietnam, désabusés, amers, paranos et misanthropes fuyant la promiscuité qui en Anglais signifie «licence sexuelle») des grandes ville.»

Un humanisme de la nature, par la nature comme en témoigne cette photo qui fonctionne maintenant au niveau du cliché de Richard Hugo, une truite à la main, assis sur une chaise de camping au bord d'un lac.


Pas étonnant donc qu'en France, l'école de Missoula soit surtout connue au travers de Crumley, Burke, Jackson, Reid tous auteurs de polars et de Welsh qui travaille sur l'identité indienne.


Souvent accablé par le faible imaginaire des étudiants, Michel Valentin constate que «l'écriture du Montana, volontairement humble, refusant l'innovation ou l'audace textuelle valorise ce qui doit être transmis et conservé à tout prix. C'est une littérature régionaliste qui renoue avec ces racines américaines traditionnelles (famille, terre, nature) menacées par la globalisation du capitalisme. Depuis quinze ans, cette fameuse école n'a rien produit qui rivalise avec Angot, Despentes, Pennac, Djian, Calixthe Beyala ou Houellebecq.»


«C'est vrai, admet Deirdre McNamer. La provocation est une des fonctions de la bonne littérature mais ici, un écrivain comme Brett Easton Ellis a été rejeté par le public. Notre culture de l'Ouest contient plus de retenue et nous lisons très peu d'écrivains étrangers peut-être parce que nous n'avons jamais été envahis lors d'une guerre. Et puis, les lecteurs cherchent dans les romans des idées pour mieux vivre. L'héroïne de mon dernier livre qui quitte son mari a été très mal perçue par les gens. Ils ont vu en elle une madame Bovary négative…»


Elle oublie toutefois que Missoula est une ville blanche à 99% où l'on croise de rares Indiens et quelques Mongs, anciens supplétifs de l'US Army au Vietnam reconvertis en maraîchers. Une ville blanche et culturellement fermée comme les Etats-Unis en général. Aucun roman étranger chez Fact & Fiction, la librairie à l'ancienne sur Higgins ni chez Books & Nobles, la grande surface du livre sur Reserve Street. Et mi-août, les documents disponibles sur le « Montana Festival of The Book » ( 6 au 8 septembre) ne mentionnaient pas le moindre nom parmi la douzaine d'écrivains francophones conviés à l'événement sous l'égide du festival Etonnants Voyageurs de Saint-Malô.


Si les couleurs de la légende déteignent au lavage de la réalité, le fameux Charlie's Bar tient son rang. Initule de chercher l'enseigne près de la gare entre un prêteur sur gage et un restaurant italien. Le Charlie's Bar s'appelle le Dinosaur Café et personne ne sait plus pourquoi Charlie's Bar. Entre les murs tapissés de vraies gueules sépia, écrivains, bûcherons, traine-lattes photographiés par Lee Nye, se mêlent hippies au bout du rouleau, pochetrons burinés, vrais ou faux cow-boys, dealers, étudiants, punks, skateurs. Parfois, un couple de randonneurs s'attable prudemment près de la porte. Dans un déluge de décibels, on y croise Twilly, l'ancien capitaine du Rainbow Warrior, des bikers arrimés à des pintes de Moose Drool (littéralement «Bave d'élan», une bière brune locale acceptable) des filles aux mollets poilus et tatoués de flammes (nature et énergie), une hockeyeuse sur glace qui va pêcher en Mongolie parce que «là-bas, c'est vraiment sauvage» ou Chip, professeur de sciences politiques et philosophe : «on échoue dans le Montana plus qu'on s'y installe. C'est la ville des femmes seules, très remontées contre les hommes en général pour avoir été battues, violées, trahies»


De quinze en quatorze, Crumley y fait une apparition en fin d'après-midi, histoire de descendre des Coors Light en fumant des Dunhill bleues. Grizzli blanchi, il éclate de rire en réfutant son auréole de légende vivante. «Je suis juste un péquenot du Sud-Texas qui a grandi entre Galvestone et Corpus Christi avec des chicanos. Gamin, je parlais mieux Espagnol qu'Anglais». L'élocution hésitante «à cause de cette saloperie de nouveau dentier», l'auteur de «Un pour marquer la cadence», s'anime soudain et retire l'engin de sa bouche pour évoquer son pote Kinky Friedman, chanteur de country et écrivain texan déjanté.

«Trop de jeunes ici !» Crumley file au Dépôt, un bar-restaurant plus chic où il finira la soirée dans l'arrondi du comptoir en entamant au whisky le chèque qu'il vient de toucher pour servir de guide à un documentaire français sur les bars du Montana. L'école de Missoula, ses virées avec Harrison, il s'en fout mais ne tarit pas d'éloges sur Jenny Siler, la petite dernière des auteurs de polars installée en ville. «Je l'ai connue haute comme trois pommes et son premier roman m'a bien plu. C'est drôle, couillu pas seulement à cause des fusillades. Elle sait mettre en scène l'Amérique de sous la ceinture».


Alors que «Iced» son second livre vient de paraître aux Etats Unis, Jenny Siler, 29 ans, vit des rentes de «Argent facile » traduit en dix langues. «J'ai grandi ici avec ma mère, prof, écrivain et copine de nombreux auteurs. Les livres ont donc toujours fait partie de ma vie. A 15 ans, je suis partie à Boston finir mes études puis en Europe, vendanges en Italie, ouvrière dans une conserverie de poissons et chez BMW en Allemagne. Ensuite, j'ai vaguement repris la fac à Columbia avant de devenir barmaid à Key West puis en Alaska ! J'ai commencé à écrire à Seattle en 1996 avant de me réinstaller ici. Je ne suis cependant pas une écrivain de Missoula qui raconte les couleurs du ciel, la pêche, la nature même si «Iced» se passe dans le coin. J'aime Le Carré, les histoires d'espionnage, de trafics internationaux, les films de suspense.»


L'école de Missoula ? Il en existe au moins deux. Celle que l'on connaît depuis maintenant une quinzaine d'années avec ses auteurs de polars porteurs d'une critique sociale. Et une autre, narrative, descriptive, strictement réservée aux Américains, à leurs fantasmes puritains de paradis perdu, d'Ouest éternel. Les genres ne se mélangent pas. D'ailleurs, on ne se mélange guère à Missoula.

(1) Informations sur ces auteurs sur le site : www.factandfictionbooks.com 

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